8 Un peu d’air pur

11 février 2011

Marie Bouillot ne dit rien mais pinça ostensiblement les lèvres. Elle désapprouvait l’attitude de sa jeune consœur et voulait que cela se sache. Beaudoin manqua d’air brusquement : entre la haine palpable et la fumée de Gauloise qui s’accumulait sous le plafond bas.

Il regrettait le beau bureau directorial de Marie-Caroline Machin où il avait laissé son chef. Pour se donner une contenance, il demanda à voir les autres personnes qui travaillaient à l’étage et qui connaissaient bien Lucile Delarue. Jeanne Riguidel se fit un devoir de l’escorter de place en place, très fière de lui présenter ce qu’elle appelait sa “petite entreprise”. Il apprit surtout que les toilettes étaient à l’autre extrêmité de la salle de rédaction et que chacune pouvait compter les passages de Lucile. Il nota que cette évocation faisait glousser discrètement.
“Elle passait sans dire bonjour, légèrement penchée en avant, dans un nuage de Shalimar. Point final.”
—  “Tu veux dire le cul en arrière et le buste fendant la bise !”

Christine Pierre le toisa sans douceur. Elle dirigeait des pages “cuisine” et avait les hommes en horreur. Sur son bureau encombré, il vit entre les piles de dossiers et les cendriers débordant de mégots, une coupe de champagne à moitié pleine. La bouteille ou ce qu’il en restait était par terre à côté de sacs Lenôtre et Hédiard. Il se dit que son expression minérale s’expliquait peut-être par un apéritif commencé à l’heure du petit déjeuner. Derrière elle, trônaient un immense frigidaire jaune poussin et un grand meuble congélateur sur lesquels s’empilaient des corbeilles de fruits exotiques, des boites de chocolat, des bricks de soupe, des bocaux de sauces, des paquets de pâtes. Il y avait là de quoi approvisionner les Restos du Cœur pour une année mais ce qui le frappait le plus était la saleté : ici s’élaboraient de superbes pages qui parlaient de foie gras et de caviar et le sol était jonché de déchets comme une cage de singes.

Derrière un mur d’armoires, deux ou trois filles tapaient sans conviction. Leur table disparaissait sous des livres sur l’andropause, l’amincissement, les liftings et les piles de biscuits de régime à la pizza ou à la noisette.

C’était les spécialistes de la forme de nos hommes d’affaires. Non, elles ne pensaient rien de Lucile, elles n’en connaissaient que ce que tout le monde savait d’elle :
“Mais c’est vrai que médicalement, il y avait à dire...”, pouffa l’une d’elles
“C’est-à-dire ?”
“Elle était complètement folle. Alex nous a raconté ses histoires d’hémorragies pulmonaires qui lui tombaient sur l’abdomen. Elle était sans arrêt “malade” : le genre “la rate qui s’dilate”. Hypocondriaque quoi ! Dès qu’une fille de son équipe avaient un problème de santé, Lucile avait immédiatement pire : "Vous avez 9 de tension ? Et bien moi 3 et je travaille !" Heureusement qu’elle n’avait pas d’homme sous ses ordres, elle aurait eu des problèmes de prostate...”

La salle éclata d’un rire gras et Beaudoin prit congé de plus en plus surpris.

Bookmark and Share


form pet message commentaire
Qui êtes-vous ?