79 Puits d’amour

19 août 2011

Il ne fut guère difficile de se faire confirmer le lendemain par Alice Macloux que son mari avait bien raccompagné Balinaud à l’avion de Libreville et qu’il avait raconté son histoire à son honorable beau-père. Elle ne comprenait pas comment cette histoire ancienne pouvait avoir un intérêt aujourd’hui mais elle ne savait pas que son père vivait très bien d’histoires anciennes.
Arrivés à ce point, ni Vogel, ni Beaudoin ne voyaient ce que ces révélations apportaient de plus à leur enquête sur Lucile Delarue. Beaudoin était parvenu à la conclusion que, de toutes façons, il s’en moquait complètement puisqu’il allait reprendre ses études de droit pour éviter de finir contaminé par la bassesse ambiante comme certains policiers. Il avait juste envie de revoir Alex et comme si elle l’avait deviné, elle l’appela pour le remercier de son amaryllis.
“Pourquoi n’avez-vous pas sonné ?”
“Je ne me sentais pas le droit d’envahir votre vie privée.”
Elle parut sensible à sa discrétion et, après un silence ; il se décida à lui demander :
“On se voit quand ?”
“Quand vous voulez.”
Sa voix s’assourdit brutalement et il revit son regard affolé et furieux avant-hier rue de la Vrillière.
“Tout à l’heure ?”
“Où ?”
Elle eut un petit rire :
“Pas chez moi !”

Très gêné par son cynisme apparent, il lui proposa précipitamment de la prendre place Edmond Rostand à l’heure du déjeuner, ce qu’elle accepta.
Il se gara à l’arrêt du 82 devant la grille du Luxembourg et surveilla les passants. Il se demandait si elle arriverait par le jardin ou si elle prendrait le bus. Il se demandait aussi ce qu’il allait lui dire. Elle apparut devant son pare-brise sans qu’il l’ait vue arriver et s’assit, légèrement essoufflée, à côté de lui.
“Où va-t-on ?” lui demanda-t-il.
Elle haussa les épaules sans articuler un mot et il devina qu’il devait démarrer et rouler. On verrait plus tard la direction à prendre, quand elle se serait détendue un peu. Il fit le tour de la place et remonta le boulevard Saint-Michel sans hâte. Il n’arrivait pas à savoir si ces lieux lui rappelaient l’assassinat de Lucile ou si, maintenant, ils étaient seulement le quartier d’Alex. Elle avait fait des allers et retours entre chez elle et le quai des Orfèvres, elle était venue dans son bureau, la mine boudeuse ou le sourire aux lèvres, et aujourd’hui, elle venait pour lui. Pour être à lui. Et il ne savait comment agir avec naturel. Ce ne serait pourtant pas la première femme qu’il allait mettre dans son lit et il se sentait balbutiant comme un enfant.
Elle finit par étendre les jambes, ôter ses gants de cuir rouge et déboutonner son col, faisant le léger bruit d’un animal qui s’ébroue.
“Vous avez faim ?” interrogea-t-il.
“Un peu.”
“Vous voulez manger chinois, japonais, italien, français, même ?”
“Si je dis que je veux faire l’amour d’abord, c’est mal élevé ?”
Il lui jeta un regard en biais, frappé par le contraste entre son ton candide et sa demande. Il voyait son profil bien dessiné, sa bouche qui esquissait un sourire et ses mains sagement croisées sur ses genoux. En fait, elle était bien la première femme, non pas qu’il allait mettre dans son lit, mais qui allait y venir. Les autres étaient des gamines. Elle seule était une femme. Il ne répondit pas et prit la direction de Notre-Dame de-Lorette.
Devant l’église, elle demanda d’une voix fraiche :
“J’aimerais un puits d’amour chez Bourdaloue. On peut s’arrêter ?”

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