3 Du sang sur la guipure

30 janvier 2011

Pourtant, il le savait bien, à ce petit jeu, elle gagnait toujours : elle l’attendait, l’œil mutin, les mains occupées à jouer avec ses bijoux, posée sur la courtepointe de satin comme une poupée gitane au milieu de ses volants de dentelles acryliques. Elle pouvait demeurer ainsi des heures et le compteur du taxi tournait.
“Lucile, dépêchez-vous, nous sommes vraiment en retard !”

ll passa la tête par la porte et la vit.
Elle était bien sur la courtepointe de satin, parée comme pour une présentation à la cour, sa ridicule coiffure de poupée Barbie dérangée par un objet qu’il ne reconnut pas au premier regard. Il y avait du sang sur l’oreiller de guipure, sur les cheveux couleur nylon. Elle fixait le plafond d’un regard étonné, les yeux étoilés pour toujours par la rangée de faux cils.

Louis Lannois s’assit au pied du lit, les yeux vides. Finalement il attrapa le téléphone crème et or, conscient qu’il fallait qu’il appelle à l’aide, qu’il fasse venir la police mais incapable de se souvenir du numéro. Il fit le 12 par habitude.

“ Ici le centre de Paris-Saint-Michel, nous allons prendre votre appel. Il vous sera facturé...”
“Allo, police-secours !”
“Que voulez-vous, monsieur ? Ici, vous êtes aux renseignements.”
“Police-secours. Ma femme est morte. Je suis Louis Lannois de l’Institut.”
“Faites le 17 pour la police ou le 18 pour les pompiers. Le Samu, c’est le 15 mais si elle est morte...”

La nouvelle de l’assassinat de Lucile Delarue-Lannois fit le tour des rédactions des quotidiens du matin et tous, sauf L’Humanité, écrivirent un entrefilet avant le bouclage, non à cause de la personnalité de la morte mais parce qu’elle était la femme de l’académicien préféré du groupe Saunders.

Le bureau de Lucile fut prévenu le lendemain matin. Ginette Brons, l’assistante de la rubrique, arriva la première et trouva un message sur son répondeur. Elle poussa un petit cri et s’effondra en soufflant un “Mon Dieu, quelle horreur !” très poli. La secrétaire lui fit écho sans conviction. L’idée de l’assassinat révulsait mais le chagrin n’était pas au rendez-vous.

Ginette prit le téléphone :
“Il faut que j’appelle les filles tout de suite ! Flûte, Alex a son répondeur. Allo, Alex, c’est Ginette, Lucile a été assassinée.”
“ Allo ?”
“Tu es là ? Je déteste quand tu te planques derrière ton répondeur. Lucile est morte.”
A sa stupéfaction, elle entendit un bruit qui ressemblait à un petit rire étouffé.
“Alex ! Elle est morte.”
“Morte “pour de vrai”, ou c’est un de ses nombreux gags idiots ?”
“Alex ! Lucile est morte, assassinée.”
“Comment ?”
“Le crâne défoncé par des hérissons en agate.”
A ce moment Ginette entendit très distinctement un rire :
“ C’est tout elle ! Même dans la mort, elle est grotesque. Bon, si tu me jures qu’elle ne va pas se réveiller le troisième jour, ou cette après-midi, tu veux que je passe au magazine ?.”
“Tu pourrais ? Parce qu’il va y avoir plein de choses à faire ici et ça ne va pas être gai.”
A nouveau le rire retentit :
“Allons, toi, fan de Mary Higgins Clark, tu ne frémis pas d’excitation ? Tu vas vivre ça en direct ! Révise tes classiques. Moi, je reprends Chandler.”

Ginette finit par rire à son tour et raccrocha, comme toujours surprise et séduite par l’humour très particulier d’Alex. Ensuite, elle appela les autres journalistes qui, toutes, hoquetèrent le même petit cri de surprise “oh, mon Dieu”. L’étage finit par ressembler à une vaste volière. Les journalistes des différentes rubriques venaient commenter, s’interroger et supputer.
“Tu crois que c’est lui qui l’a tuée ? Il devait en avoir marre de la supporter. Une fois par semaine, passe encore, mais tous les jours...Il n’aurait jamais dû l’épouser.”