29 Le salon des Greffulhe

31 mars 2011

Marie Bouillot se pencha vers lui d’un air de conspiratrice :
“Elle avait raison : Jeanne Riguidel a pris l’habitude de ne plus traverser le palier. C’est la pauvre Ginette qui trottine de l’une à l’autre espérant une gratification un jour. Lucile s’amusait de son empressement ridicule à dire “oui” à chacune. Elle riait beaucoup. ”Pauvre Ginette, elle va s’épuiser à faire des courbettes à Jeanne : elle croit qu’elle va avoir ma place mais elle ne sera jamais qu’une petite assistante. Vous la voyez représenter le journal auprès des annonceurs ? Marie-Caroline est bête mais pas à ce point ! Et ma place n’est pas à prendre malgré ce que laisse croire Jeanne à ces idiotes.”
S’écartant de la vilaine dentition, il ne put s’empêcher de remarquer :
“Et votre durée à ce journal dépendait totalement de la sienne ? Ce qui fait de vous la seule personne à la regretter un tant soit peu.”
“Il est vrai que je suis la seule à n’avoir jamais convoité sa place. Je la connaissais depuis très longtemps : nous avons commencé le métier ensemble.”
“Elle était déjà avec Louis Lannois ?”
“Bien sûr ! Elle l’a rencontré quand elle avait 19 ans. Il l’a fait entrer dans le journal où je travaillais à l’époque. Ensuite nos chemins se sont séparés quelques années parce que cela n’a pas marché très bien.”


“Le soutien de Louis Lannois ne suffisait pas dans ce premier journal ?”
“Non sans doute. Il n’était pas encore connu. Il lui a trouvé un poste dans un magazine de romans-photos mais elle ne supportait pas. Elle trouvait que cela manquait de classe. Ensuite, elle est passée à La Montagne et finalement, il l’a amenée dans le groupe Saunders, d’abord à Finances Internationales mais le rythme ne lui convenait pas et elle trouvait ses confrères vulgaires.Ici, elle faisait ce qu’elle voulait et elle voyait des gens de son monde.”
“C’était quoi, son monde ?” demanda Beaudoin se souvenant des allusions de Laetitia de Neuville aux prétentions aristocratiques de Madame de la Rue en trois mots.
Marie prit une profonde inspiration et souffla :
“Le meilleur. Elle avait été élevée dans le salon des Greffulhe.”

Beaudoin la regarda d’un air ahuri : il avait été élevé sur les genoux de sa mère dans un appartement du XIVe arrondissement. Sa jeunesse avait été bercée par le carillon de St Pierre de Montrouge. Il avait fait du patin à roulettes dans les petites rues bordées d’ateliers et de maisonnettes de la rue Hallé et il n’imaginait de monde meilleur. Et surtout pas le salon des Greffulhe. Il dévalait l’avenue René Coty jusqu’au parc Montsouris pour retrouver ses copains embusqués à la cascade. Ils bombardaient les canards de croûtons qu’ils espéraient assez durs pour les assommer mais les oiseaux les évitaient avec grâce, attendaient qu’ils se détrempent et les dégustaient avec des frémissements de plumes laquées. Sa jeunesse s’était passée loin des salons, dans le bonheur de se savoir le fils très aimé d’une mère qui avait abandonnée son métier d’institutrice pour se consacrer à ses enfants. Il n’y avait pas plus de Greffulhe dans son coin de paradis que de Rothschild et il ne voyait pas ce que pouvait apporter la fréquentation d’un salon aux sièges couverts de tapisserie aux petits points qui râpent les cuisses des petits garçons en culotte courte.

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