AIR DU TEMPS

Planète "teuchi"

21 janvier 2016

Cela se passe à un jet de pierre de Paris, dans une de ces jolies villes de moyenne importance où l’on dirait qu’il fait bon vivre... Voici le témoignage d’un habitant comme il y en a plein en France, qui ne supporte plus ce que l’on nomme avec un rare sens du bémol, les "incivilités". "Le Monde comme il va" lui donne la parole mais rappelez vous que ce cas n’est pas unique.

"Pédé, tu vas mourir ! Viens dans la ruelle, pédé, tu vas voir ! De toute façon, elle est pas enceinte de toi, t’es qu’un pédé ! Si tu repasses par là, moi et mes potes, on va s’occuper de toi. Ici, c’est notre rue, on est là tout le temps." Rétrospectivement, cet homme avait partiellement tort, mais partiellement raison aussi. Lui est "ses potes" ne m’ont pas tué et ma femme a accouché d’un fils qui me ressemble quand même beaucoup. En revanche, la rue est bien la sienne et celle de ses "potes", c’est indiscutable. Difficile de savoir si lui est toujours là, même un bon physionomiste s’y perdrait parmi tant de survêts Adidas noirs et de coupes de cheveux identiques : ras sur les côtés, et un petit couvercle de cheveux noirs plein de gel.

La rue aux dealers

Six ans plus tard, nous avons changé de domicile mais nous traversons toujours la même rue pour emmener notre fils à l’école. Les dealers n’ont pas bougé ; avec l’arrivée du tramway et la circulation des piétons, ils ont abandonné les tables en cagettes et les chaises pliantes pour se vautrer contre les récentes corbeilles installées par la mairie. L’après-midi, surtout quand il fait un peu chaud, des hommes (non, pas des “jeunes”) en survêt se plaisent à se battre au milieu des rails du tram. Il est difficile de savoir s’ils s’apprécient ou se haïssent. Récemment, l’un d’eux s’était saisi d’une chaise de bistrot pour l’écraser sur un de ses "potes". Ils ont plus de trente ans, mais se comportent comme des enfants cruels et quand ils veulent se changer les idées, ils toisent les jeunes femmes seules.

Boulettes de teuchi

En six ans, la situation a empiré. Dans chaque jardin, au pied de chaque toboggan, on trouve soit un dealer, soit un ado en panoplie survêt-sacoche-casquette ; chaque fois en train de fumer ou de rouler une boulette de teuchi  [1]. Les plus âgés, les trentenaires, se reconnaissent à leurs doigts jaunis autour des cuticules, un effet pigmentaire du teuchi. Sociologiquement, on aimerait les classer dans la catégorie "damnés de la Terre" mais tous arborent des fringues de marques, des smartphones coûteux, des casques Beats by Dre , cette marque rachetée trois milliards de dollars par Apple. Parmi ceux qui nous ont jeté récemment des pierres manquant de peu l’œil d’une de mes filles d’un an, le chef, un petit grassouillet de quinze ans tout au plus, pianotait sur son iPad. Un vrai damné.

Toutes des putes

Pour en avoir parlé à un policier municipal et l’avoir constaté, le teuchi est au centre de la plupart des désordres en ville. Chaque jour ces ados fument et rêvent du Colorado, là où la beuh est autorisée. Le reste du temps, ils écoute du rap violent depuis la sono des voitures, ou sur les petits amplis 0,5W de leur iPhone. Lorsque j’entends louer la beauté des Rimbaud d’aujourd’hui, Oxmo Puccino et Grand Corps Malade, je me pince : ça les fait marrer, ici. Un kif de boloss . Leur truc à eux, c’est plutôt "Tepu, tepu, tepu, tepu", et autres ritournelles sur des thèmes similaires.

Barrette en discount ?

Je me suis souvent demandé comment les ados payaient leur barrette, surtout à cette fréquence. Quand on ajoute le prix du tabac, du papier à cigarette, c’est un budget. Et puis, j’ai vu ces ados qui ne déjeunent ni chez eux, ni à la cantine. Des files d’attente de mineurs devant des kebabs à 4,5 euros le menu. Des attroupements au supermarché pour un petit sachet de chips discount, un cola discount, un sandwich discount. Je suppose que le reste de l’argent sert souvent à acquérir une petite barrette. Des dealers traînent au coin des collèges.

Teuchi de récup’

Alors que fait la police puisque tout se fait au vu et au su de tout le monde ?
Lorsqu’une petite troupe de policiers débarque à vélo dans un square, les boulettes disparaissent dans les haies de buis en attendant que les cyclistes s’en aillent. Après les avoir dévisagés, ils éclatent de rire en voyant les flics repartir bredouilles. Et comme les buissons sont très denses, ils laissent parfois une boulette ou deux derrière eux qui feront le bonheur des petits malins qui rêvent de Colorado mais n’ont ni les moyens d’aller chez leur fournisseur ou de prendre l’avion ! Teuchi de récup !

Le prix de la "paix sociale"

Un policier m’a expliqué qu’à moins de les saisir en train d’émietter la boulette de shit dans le papier, ils ne pouvaient rien faire contre eux, sinon attendre. Ils ont beau porter des T-Shirts Teuchiland, Pu$$y Money & Weed, etc., un doute subsiste ; il pourrait s’agir d’une "cigarette traditionnelle". Ben oui, c’est vrai, après tout ! Quant à la police nationale, elle ne se déplace par pour ça.
Un homme en uniforme m’a expliqué que s’ils sévissaient, la baisse de revenus induite par l’application de la loi entraînerait des violences aux personnes. La paix sociale a un coût finalement assez élevé. Celui, très simple et très concret, d’un ensauvagement brutal et d’un cadre de vie embelli et pourtant de moins en moins vivable.

[1Shit en verlan

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