6 Le trône du calife

7 février 2011

Jeanne Riguidel était connue dans le milieu autant pour son professionnalisme que pour son physique très breton. Elle arborait cette coiffure typique des filles du vent, une sorte d’adaptation pour femme de la brosse masculine qui fait la nuque et les oreilles bien dégagées. Mais la mèche un peu longue devant pour traduire un je-ne-sais-quoi de féminin. On y devinait le passage de la tondeuse sur son occiput comme chez les petits garçons qui font leur première communion. Couleur acajou droit sorti de la bouteille.

Alex, à qui elle rappelait quelques cousines pêcheuses de crevettes en baie de St-Brieuc, l’avait accueillie avec un grand sourire, persuadée que ce serait facile, clair et droit. Les Bretons, c’est comme ça. Francs comme l’or. Mais en fait, son plus réel talent était d’attiser les haines. Elle avait pris Alex à part, comme toutes les autres, pour lui dire son émerveillement de travailler avec quelqu’un d’aussi compétent et équilibré au milieu d’une équipe de bras cassés. Elle lui avait annoncé son intention de la promouvoir au plus vite, la plongeant dans un abîme de perplexité : voici qui ne cadrait pas avec ce physique de taquineuse de crevettes ! Elle en avait gardé un certain malaise mais Ginette avait pris pour argent comptant la promesse solennelle de la mettre à la place de Lucile dès que ce serait possible. Et aujourd’hui, ça l’était.

“Jeanne est dans le bureau de Marie-Caroline. Elle m’a dit de tout prendre en main.”

Alex pensa à son surnom : Iznogoud, le petit agité qui veut être calife à la place du calife. D’autres la nommaient La Vizirette.
Pour la première fois, Alex s’assit sur le coussin plat à grosses fleurs de Lucile, face à la photo du chat Shéhérazade et au grand miroir qui servait de rétroviseur. C’était donc ça le trône de calife ? Une cretonne usée d’avoir été écrasée par des fesses colossales, un grand tirage d’un chat de gouttière qui biglait et la possibilité de surveiller les entrées tout en gardant Ginette à l’œil. Combien de fois avait-elle vu le regard bleu sans expression fixé sur elle lorsqu’elle poussait la porte du bureau. La principale préoccupation de Lucile était de calculer le temps que l’on mettait à venir la saluer.

A midi, Jeanne Riguidel arriva, surexcitée comme une petite fille devant un arbre de Noël, un inconnu sur ses talons.

“Les filles, je vous présente l’inspecteur Beaudoin de la Police Judiciaire. Nous sortons de chez Marie-Caroline qui est avec le commissaire. Il va falloir répondre à toutes les questions pour savoir qui a sauvagement tué cette pauvre Lucile.”

Oui, dans la presse, on ne devient jamais des femmes. On reste des "filles" jusqu’à la retraite.

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