20 Les flics, c’est dans les films

10 mars 2011

“Loulou ?” demanda Vogel qui ne connaissait pas encore le surnom de l’académicien.
“Oui, Loulou, Louis Lannois dit Loulou-les-belles-noix. Le veuf, l’inconsolé...”
“Vous ne semblez pas avoir beaucoup de respect pour M. et Mme Lannois,” déclara Vogel d’un air pincé.
Alex reconnut l’exaspération qui montait et s’arrêta net.
“Quand on côtoie les gens jour après jour, c’est parfois difficile,” reprit-t-elle d’un ton neutre.
“Louis Lannois est académicien tout de même et je pense que cela signifie quelque chose.”
Elle haussa les épaules et posa son regard sur le mur en face. Beaudoin sentit qu’elle avait débranché ses écouteurs et qu’elle allait désormais répondre n’importe quoi. Pour une raison qu’il ignorait, toute cette histoire la faisait beaucoup rire mais elle ne supportait pas le sérieux imperturbable de son patron. Pourtant, il était clair qu’elle n’avait pas les mêmes pudeurs que les autres à parler du groupe Saunders et que cela pourrait leur faire gagner du temps.
Il se lança :
“Et si nous continuions cette conversation en déjeunant, il est déjà Ih moins dix et je meurs de faim”, suggéra-t-il.
Alex retrouva un semblant de sourire tandis que Vogel arquait les sourcils d’étonnement :
“Vous avez une cantine agréable ?”
“Non, pas vraiment. Mais on pourrait aller Chez Julien, rue de l’Arbre-Sec. Il fait beau et à pied, ce n’est pas loin.”
Elle se demanda si elle avait le droit de refuser, si elle pouvait tourner les talons et disparaître vers le marché aux fleurs. Quant à l’idée de déjeuner avec un flic, voire deux, elle la trouvait absurde. Les flics, c’est dans les films mais pas dans la vraie vie. Pas la sienne en tout cas. On ne connait pas de flic et on ne déjeune pas avec eux.

Vogel déclara qu’il resterait devant un sandwich au bureau, c’était déjà ça, mais elle craignait que le jeune ne lui fasse du charme sous prétexte qu’il était moins borné. Elle s’en voulait vaguement de ses préjugés mais elle n’aimait pas partager un repas avec quelqu’un qu’elle ne connaissait pas. Il y avait toujours des bruits de mandibules et de fourchettes, du mauvais pain que l’on mange pour s’occuper les mains, des phrases inachevées, de toutes façons sans intérêt, des confidences pour passer le temps, des “votre viande est assez tendre ?” ou “prenons-nous du vin ?”. Il prendrait sûrement du vin. Un flic, ça ne boit pas du thé. Elle détestait l’odeur de la carafe de vin du patron, surtout mêlée à celle de la cigarette. Aurait-il la courtoisie de lui demander l’autorisation de fumer ? Etait-il du genre “un homme un vrai qui boit, fume, baise et ne se lave pas, pas vrai poulette” ?

Beaudoin eut le tact de ne pas lui faire la conversation sur le chemin. Les bords de la Seine avaient ce halo doré des belles journées d’automne, cette mélancolie légère dans les couleurs pâlissantes avant les premiers froids, une sorte de vapeur diffuse qui flottait au dessus de l’eau. Il arrivait à Alex de prendre le bus pour le plaisir de traverser le fleuve à différentes heures du jour et elle aurait très mal supporté le moindre commentaire. En fait, il lui sembla que ce policier avait cette rare vertu de ne pas s’imposer : il ne passait pas son temps à monter et descendre du trottoir, à bousculer et demander pardon. Il l’escortait sans effort, lui frayant le passage dans les encombrements sans donner l’impression d’être Stanley au milieu des mangeurs d’hommes. Du grand art !

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