16 Sortie de shopping

2 mars 2011

Claudine tourna les talons et le laissa seul au milieu des vêtements bariolés, des paires de chaussures et des sacs poubelles remplis de collants, de chaussettes et de tee-shirts.

Il sortit à son tour de la petite pièce qui empestait la Gauloise de Ginette et la sueur, puis alla frapper à la porte du bureau de Jeanne Riguidel. Elle était au téléphone et riait aux éclats, sa main libre jouant avec sa mèche acajou. Un jeune homme était assis sur la chaise en face d’elle, des pulls étalés sur les genoux. Il fixait les futures pages punaisées aux murs d’un air absorbé, sans doute pour ne pas donner l’impression qu’il écoutait la conversation. Beaudoin jeta un œil distrait aux photocopies couleurs en taille réduite : il se préparait quelque chose sur le mauve ou alors la photocopieuse avait un problème. Tout ressemblait à de la framboise écrasée.

Il entendit Jeanne qui s’exclamait :
“Ouiiii ! L’inspecteur est là ! Dans mon bureau ! Je te rappelle chérie ! Christophe,” interpella-t-elle le jeune homme, “je ne peux vraiment pas vous voir maintenant ! Vous savez que nous avons eu un meurtre et l’inspecteur Beaudoin mène l’enquête, c’est fascinant, non ?”
Le dit-Christophe remballa ses pulls dans des sacs poubelles et s’esquiva en implorant un hypothétique rendez-vous. Jeanne soupira d’un air exaspéré en prenant Beaudoin à témoin :
“Ah, ces attachés de presse ! Ils croient vraiment que l’on n’a que ça à faire ! Toujours à nous courir après, à téléphoner. Ils sont pénibles, vous savez ! Vous avez pu interroger Ginette ? Vous avez vu comme elle détestait Lucile, c’est fou, non ? Il faut dire que Lucile la torturait littéralement jusqu’à mon arrivée. Je l’ai beaucoup aidée à relever la tête, comme à l’ensemble de la rubrique, d’ailleurs. Vous auriez vu ça ! Pathétique ! Lucile faisait la pluie et le beau temps et les pages étaient nulles. C’est Saunders lui-même qui m’a fait entrer dans le groupe pour mettre un peu d’ordre. C’est lui qui a signé mon contrat.”

Cette onction patronale semblait l’investir d’une mission sacrée ou presque. Elle continua sur ce ton, entrecoupant son discours d’éclats de rire, ravie d’avoir sauvé à elle seule le magazine. Hypertrophie de l’ego caractérisée, pensait-il en l’écoutant d’un air absorbé. Incapable d’endiguer le flot, il tenta la question :
“Pourquoi n’a-t-on pas renvoyé Lucile plutôt que de vous engager pour la contrôler ?”
“Mais je ne fais pas que cela !” s’indigna-t-elle, ulcérée d’avoir été confondue avec une sorte de baby-sitter. “J’ai remis en forme toutes les pages pratiques des différents magazines du groupe. Et j’en ai créé d’autres car on s’est aperçu que nos lecteurs adoraient se distraire avec des pages sur les bons vins, la bonne chère, les voyages, la mode et nous avons des lectrices aussi !”
Devant le nouveau déluge qui se préparait, il essaya de la calmer :
“Admettons, mais on peut imaginer qu’un patron aussi puissant que Saunders licencie quelqu’un qui, selon les dires de toutes, était ni compétente, ni sympathique.”
“Mais, non ! C’était impossible. On voit que vous ne connaissez pas le groupe. Elle était in-dé-gom-ma-ble !” s’exclama-t-elle en détachant les syllabes d’un ton dramatique.
“Il n’y a jamais de licenciements ici ?”
“Si, mais pas Lucile.”
“Pourquoi ?”
“Cela ne me regarde pas. Demandez à Marie-Caroline.”

Elle pinça les lèvres. C’était fini pour elle aussi. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il saurait pourquoi tout le monde avait supporté douze ans cette Lucile Delarue dont il n’avait jamais entendu parler jusqu’à ce matin.

De retour au bureau, il résuma à Vogel ses impressions :
“Lucile était intouchable. Personne ne peut ou ne veut dire pourquoi. Il semble que la dite Alex en sache peut-être plus long que les autres ou que, du moins, elle ne se sente pas tenue à garder le silence. Nous la voyons demain ?”
Moi, oui ! Toi, tu continues à interroger le sérail.

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