10 Et si on parlait d’amour ?

15 février 2011

Louis Lannois habitait avenue de Ségur, un grand appartement clair qui semblait inhabité. Il y régnait cette fade odeur de poussière, infiltrée partout, y compris sous les papiers peints prêts à se décoller et dans la vieille moquette usée, sans âge et sans couleur. Un appartement de vieux.

Il les emmena dans son bureau, une pièce aux murs entièrement couverts de rayonnages et de classeurs pour dossiers suspendus. Des cartons s’entassaient sur le sol . C’était ici que l’académicien travaillait et passait ses journées.

“M. Lannois, depuis combien de temps êtiez-vous marié ?”
“Quatre ans.”
“Seulement ? J’avais cru comprendre...”
“Nous nous connaissions depuis trente ans.”
“D’accord et un beau jour, vous avez décidé de régulariser une situation”, constata Vogel.
Le vieux monsieur haussa les épaules, visiblement agacé qu’on lui pose ces questions. Il évoluait dans un monde où personne n’ignorait sa liaison avec Lucile, ni ses multiples rebondissement, et l’ignorance du commissaire l’offusquait vaguement.
“J’étais marié. Ma première femme est décédée il y a six ans.”
"Vous avez des enfants de ce mariage ?”
“Oui, trois et sept petits enfants. Mes deux fils sont à l’étranger.”
“Quand vous dites que vous connaissiez Lucile Delarue depuis trente ans, vous voulez dire quoi exactement ...”
“Connaitre ! Je n’étais plus un jeune homme quand je l’ai rencontrée. Je ne me suis pas contenté de lui prendre la main,” objecta-t-il avec une ironi lasse.
“Elle avait quel âge ?”
“Dix-neuf ans et moi le double. A Loches.”

Le commissaire Vogel regarda l’homme aux yeux rougis assis à son bureau. Il était difficile de l’imaginer en Lovelace de sous-préfecture non qu’il fut outrageusement laid. C’était juste un petit bourgeois qui avait forcé sur le bon vin et la bonne chère, un petit salace ordinaire au teint couperosé qui avait trompé sa femme pendant vingt-cinq ans, continuant à lui faire des enfants.

“Vos enfants étaient au courant ?”
“Oui.”
“Que pensaient-ils de Mme Delarue ?”
“Beaucoup de bien. Lucile a même fait travailler ma fille à la rubrique”.
“ Ils n’avaient pas peur pour l’héritage ? Après tout, ce serait logique.”
“Ils héritaient de tout : mon appartement, mon portefeuille d’actions et mes droits d’auteur.”
“Votre femme avait son propre appartement.”
“Oui, c’est là que je l’ai découverte hier soir. Quand j’avais des séances à l’Institut ou des émissions de radio, elle aimait se retrouver chez elle.”
“Et hier soir, c’était quoi ?”
Louis Lannois prit l’air exaspéré.

“Du travail, rien de spécial. Nous n’avions pas la même conception de la décoration. Je crois qu’ici elle sentait trop la présence de ma première épouse. Elle a d’abord cherché à tout changer à son goût mais je n’étais pas d’accord. Le plus simple était qu’elle garde la rue Hautefeuille. D’autant que sa mère habitait sur le même palier qu’elle.”

Le commissaire jeta un coup d’œil à la pièce et, se souvenant de l’appartement de Lucile, il comprit l’angoisse de Louis Lannois à l’idée de voir ses consoles Empire disparaître sous des fronces de chintz fleuri. Comme si il avait senti la vague compassion de Vogel, il ajouta :
“Vous comprenez, nous étions à la fois un jeune et un vieux couple. Elle avait ses habitudes, moi les miennes, ce n’est pas toujours facile à concilier. Il n’y a qu’à Moisillon-les-Moustiers qu’elle pouvait donner libre cours à sa passion pour la décoration.”
“Moisillon-les-Moustiers ?”
“Oui, nous avons une maison de campagne, un ancien presbytère dans le Perche.”
“Dont vos enfants hériteront également ?”
“Non, il est au nom de Lucile. C’est moi qui l’ai acheté mais à son nom. Je voulais qu’elle garde quelque chose.”

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