60 Le presbytère de Moisillon

16 juin 2011

Ils trouvèrent sans peine le café-alimentation-générale sur la place centrale, là où la gendarmerie locale avait regroupé tous ceux qui avaient eu à faire avec les Lannois. Il s’agissait pour la plupart d’artisans, à l’exception du directeur de l’agence immobilière qui avait conclu la vente et qui se reconnaissait devant le zinc à sa tenue nettement plus citadine.
Il ressortit de son récit que les Lannois avaient beaucoup tourné dans la région avant de trouver l’ancien presbytère du village.
“Madame Lannois s’était fixé sur un manoir, une "gentilhommière" comme elle le répétait. Elle disait que le genre fermette n’était pas assez bien pour un académicien. Je ne pensais pas vraiment à l’ancien presbytère de Moisillon qui me semblait dans un trop mauvais état et que tout le monde s’est habitué à voir inoccupé derrière la grille toujours ouverte. Vous savez, ce presbytère est une légende dans le pays : on raconte que les curés d’ici n’ont jamais fermé la grille pour pouvoir accueillir les malheureux et qu’à force les gonds sont définitivement grippés.”

Un murmure s’éleva dans l’assistance et finalement l’un des hommes dit :
“ On peut dire qu’elle s’est chargée de les dégripper les gonds ! Les malheureux, ils peuvent bien crever dehors maintenant.”
“Arrête, c’est elle qu’a crevé ! l’interrompit un autre. Tu l’aimais pas, d’accord, moi non plus, personne ici, mais c’est elle qu’a crevé.”
“Peut-être mais la grille est fermée et elle a installé un champ de mines autour de son château.”
Vogel arqua les sourcils :
“Un champ de mines ?”
“Non, pas un vrai, mais il y a des barbelés, des clôtures électriques, des caméras et des alarmes. On dirait que c’est un roi qui habite là-dedans. On pouvait plus s’approcher quoi ! Et le presbytère, elle en a fait un truc comme sur un journal. Un truc pour la télé avec des grosses moquettes dans la salle en bas, où il y avait des tomettes. C’est riche, hein ! On dirait Dallas.”

Bribe par bribe, le commisaire et son adjoint se rendirent compte qu’ici comme au journal, Lucile Delarue avait réussi à faire l’unanimité contre elle à ceci près : elle avait donné beaucoup de travail aux différents corps de métier. Ils admettaient tous que l’arrivée des Lannois avait été une manne inespérée par ces temps de récession mais on sentait en même temps que tous en voulaient à Lucile de lui devoir quoi que ce soit.
“C’est vrai qu’elle a fait faire des travaux mais elle en voulait pour son argent ! Elle téléphonait tout le temps pour vérifier qu’on avait bien fait ceci ou cela, elle hurlait qu’elle ne supportait pas qu’on se moque d’elle. Au début, on n’avait pas tellement envie de se moquer d’elle mais c’est vrai qu’avec le temps...”
La voix traina juste ce qu’il fallait pour deviner qu’avec le temps, la population locale s’était quelque peu vengée de l’impérieuse Lucile, chef de service d’un grand magazine parisien.


“Elle était invivable,” reprit un nommé Lelièvre. “Moi j’étais chargé du jardin. Elle faisait déplacer les arbres, elle arrachait ce que mes ouvriers avaient planté parce que ce n’était jamais ce qu’elle voulait. Elle a fait des crises pour ses foutus lys, elle appelait tout le temps ma femme et la menaçait de ne pas payer si on ne les remplaçait pas par des vraiment blancs. Il parait que ceux que j’avais mis étaient jaunes au centre. En fait je me suis aperçu que c’était le pollen qui se déposait qui l’agaçait. J’ai essayé de le lui expliquer et elle a piqué une crise épouvantable, hurlant qu’on la prenait pour une idiote et qu’on se trompait, qu’elle leur avait bien montré aux jardiniers qui s’occupaient de sa cour à Paris qu’elle s’y connaissait...” J’ai rechangé les lys mais elle ne les verra jamais. Et Dieu merci, il reste la plus grande partie des pommiers !

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